La défaite de l'occident. Le dernier livre de Todd pour ceux qui l'ont lu a-t-il été correctement débunké par cette experte de l'ex-URSS ?

Avis aux experts de la question :

« La défaite de l’Occident» de Todd: quelle crédibilité de ses analyses de la Russie et de l’Ukraine?
Je ne suis pas compétente pour juger tout le bouquin de Todd. En revanche, j’ai décidé de m’exprimer sur son analyse de la Russie et de l’Ukraine. 🧶1/31

Ma note de lecture paraît aujourd’hui et demain dans les versions web et papier de L’Obs. Je la développe ici. Parce que quand vous dites qu’un livre est bon, on vous demande rarement de le prouver. Mais quand vous critiquez, on exige des preuves. 2/31

Une critique générale. Pour un auteur qui se dit anthropologue, historien, et ne cesse de souligner son « tempérament scientifique » et prétendre présenter les résultats d’une recherche, le livre est d’une pauvreté affligeante en termes de sources et de méthodes mobilisées. 3/31

Le chapitre Russie cite UN article et UN (!) livre de moins de 30 ans (à part un livre de Todd lui-même): l’ouvrage de synthèse du géographe David Teurtrie « Russie, le retour de la puissance ». En sélectionnant les passages qui vont dans son sens. 4/31

(NB: note à
@Gallimard
. Page 111, Todd cite encore le bouquin de Teurtrie (sans numéro de page d’ailleurs, donc impossible à vérifier), paru en 2021. Où Teurtrie parle de la transformation de l’Ukraine… en 2022. Petit problème de relecture du manuscrit chez vous, non?) 5/31

Les autres livres mentionnés ont au moins un demi-siècle d’âge et datent manifestement des lectures étudiantes de l’auteur. Leroy-Beaulieu (1881) est cité comme une source pertinente sur la société russe. Euh, la Russie a quand-même un peu évolué depuis, non? 6/31

Todd ne souhaite pas s’encombrer de décennies de travaux basés sur des enquêtes poussées. A la place, il veut produire un travail original et sort quelques statistiques. Ce n’est pas illégitime. Mais le choix des indicateurs et les conclusions qu’il en tire interrogent. 8/31

Oui, la mortalité infantile a fortement décru en Russie, et la comparaison avec les États Unis n’est pas à l’avantage des US. Oui, les taux d’alcoolisme et de suicide ont aussi diminué. C’est une brochette d’indicateurs qui vont en effet dans le sens de sa démonstration. 9/31

Le 4e indicateur, le taux d’homicide, est incertain. En effet, si les homicides ont continuellement diminué (avant de réaugmenter en 2022), le taux de crimes violents est en hausse depuis 2017. A un indicateur, on peut toujours en opposer un autre… 10/31
http://crimestat.ru/offenses_chart

De même, l’alcoolisme a bien diminué en Russie, mais la consommation de drogue a augmenté, notamment chez les jeunes. Les estimations officielles parlent de +60% de narcodépendants chez les mineurs entre 2016 et 2021. Statistique contre statistique. 11/31

a sociologue que je suis bute aussi sur la corrélation établie par Todd entre mortalité infantile et niveau de corruption dans la société: la première serait un indicateur de la seconde. Ce qui l’amène à conclure à un plus haut niveau de corruption aux USA qu’en Russie. 12/31

Cette corrélation est soutenue dans le livre par les exemples japonais et scandinaves, mais on peut la contredire par d’autres cas de pays où la mortalité infantile est très basse pour un index de corruption plutôt élevé (Estonie, Slovénie, Monténégro). Ca ne tient pas. 13/31

n autre de ses indicateurs fétiches est le nombre d’ingénieurs formés: la comparaison des USA et de la Russie, à l’avantage net de cette dernière, devrait démontrer la force du modèle russe et expliquer sa « supériorité dans la guerre » (que je ne commenterai pas). 14/31

Là aussi, l’épaisseur du monde social échappe à Todd qui ignore les critiques faites à la formation d’ingénieur en Russie : déconnexion des objets contemporains, corruption, taux d’insertion très bas (20% au milieu des années 2010) des ingés dans des postes de leur profil. 15/31

urtout, les conclusions à l’emporte-pièce tirées de toutes ces statistiques (dont la fabrication n’est questionnée que quand ils vont à l’encontre de ses conclusions) laissent pantois: ces indicateurs montreraient un état de « paix sociale de l’ère Poutine ». 16/31

Enfin, le diagnostic de la Russie dans la guerre est totalement déconnecté du terrain (mais très connecté au discours du Kremlin). L’Etat russe aurait « choisi de faire une guerre lente pour économiser les hommes ». et aurait mobilisé « avec parcimonie » pour les préserver. 17/31

Cette affirmation ignore à la fois les chiffres réels des hommes mobilisés (officiellement plus de 600 000, et non 120 000 comme affirme Todd) et la réalité de l’usage des soldats sur le front: une masse humaine envoyée en première ligne sans formation ni préparation. 18/31

Si le chapitre portant sur la Russie propose une vision partielle et partiale du pays, celui consacré à l’Ukraine est pétri de mépris; il repose sur une méconnaissance totale du terrain et sur un corpus de travaux… comment le qualifier? Inexistant. 19/31

Mis à part le même livre de Teurtrie (qui n’a jamais été un spécialiste de l’Ukraine) et un article sur un sujet périphérique (l’émigration juive), la source principale du chapitre est… Wikipedia, pour ses cartes de la population, du vote et de l’abstention. 20/31

Nombre de travaux ont analysé la politique ukrainienne: Todd n’en mentionne aucun. Pour prouver l’absence de représentation politique de « l’Ukraine russophone » et la « fin de la démocratie ukrainienne », il pointe le taux d’abstention élevé dans le Donbass en 2014. 21/31

A aucun moment il ne lui vient à l’esprit que le Donbass connaît au moment de l’élection de 2014 des actions armées de haute intensité sur son territoire et une fuite de la population, et que l’abstention peut y être liée. Comment peut-on ignorer à ce point le contexte? 22/31

Le dénigrement de l’Ukraine imbibe le texte. L'Ukraine est présentée comme un État failli (j’avais consacré un fil à ce sujet l’an dernier) ; l'ukrainien est qualifié de « langue des paysans », alors que le russe serait celle «de la haute culture». 23/31

Todd ignore la situation linguistique en Ukraine et reproduit le cliché d’un pays divisé entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone (que j’ai déconstruit à plusieurs reprises), mais aussi celui d’une infériorité de l’Ukraine. Au temps pour la neutralité axiologique. 24/31

Le mépris est sélectif. Lorsque Todd évoque l’autorisation et l’usage commercial de la gestation pour autrui, cette donnée est pour lui un «signe de décomposition sociale» de l’Ukraine, alors que le recours massif à la GPA commerciale en Russie ne lui pose aucun problème. 25/31

Todd dénonce, de manière attendue, une « corruption qui atteignait des niveaux insensés » en Ukraine, oubliant de mentionner que la Russie était moins bien classée que l’Ukraine dans les classements de la perception de la corruption par Transparency International. 26/31

Voulant démontrer la domination d’Ukrainiens de l’ouest de la classe politique ukrainienne, il produit une carte des lieux de naissance des élites politiques. Soit. Selon lui, « L’Ouest, l’Ukraine ultranationaliste, est surreprésenté au sein des élites politiques » 27/31

« L’Est et le Sud, l’Ukraine anomique, n’ont pour eux que les oligarques ». C’est oublier un peu vite le président Zelensky, et son prédécesseur, Porochenko, non? Tous deux originaires de l’Ukraine de l’est et du sud, et issus de milieux familiaux à préférence russophone… 28/31

Je pourrais continuer et multiplier les exemples de méconnaissance, déformation, manipulation. Je ne vais pas en conclure que l’auteur est un agent du Kremlin. Ce n’est pas mon rayon. Mais puisque l’auteur se dit chercheur, c’est sur ce terrain-là que porte ma lecture. 29/31

Les chapitres consacrés à la Russie et à l’Ukraine ne respectent aucune norme de rigueur scientifique. On y voit une ignorance totale de la recherche sur le sujet, des arrangements méthodologiques à la limite de la manipulation et des jugements de valeur manifestes. 30/31

Les défauts des chapitres Russie et Ukraine, on ne les pardonnerait pas à un étudiant de master.
Je ne sais pas ce que cela implique pour le reste du livre, car ma compétence s’arrête là. Mais bon, apparemment, ça n’empêche pas le bouquin de bien se vendre... 31/31, fin 🧶

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Anna Colin Lebedev
Maîtresse de conférences en démerdentiel à @UParisNanterre. Spécialiste des sociétés post-sov, à la solde du Kremlin ou de l'OTAN, selon les jours.

https://colinlebedev.fr/

Todd dérange tellement l'élite médiatico-politique néoconservatrice, c'est à dire maladivement pro-USA, pro-Israël, et pro-guerre.

Celle qui aurait voulu participer à la guerre d’Irak de 2003.
Celle qui dit ouvertement sur RMC que les civils palestiniens comptent moins que les civils israéliens, quelle honte.

L'élite néoconservatrice qui a en réalité fait gagner les ennemis de l'occident !